Retour sur les deux conférences du jour 1 du 4e Symposium annuel Trottier sur l’ingénierie, l’énergie et la conception durables, qui avait lieu les 11 et 12 avril 2017, à Polytechnique Montréal.
- LA RÉAPPROPRIATION DE L’HISTOIRE
C’est en posant un regard dans le rétroviseur que Peter Norton, professeur associé d’histoire au Département d’ingénierie et société de l’Université de Virginie, a ouvert le Symposium. L’histoire racontée était celle de la fabrication d’un idéal de liberté par les acteurs de l’industrie automobile.
Pouvoir se rendre partout, à tout moment et sans délai : voilà l’avenir idyllique vendu aux Nord-Américains au début du 20e siècle. Cette promesse de liberté, stratégiquement construite et largement diffusée, permettra à la voiture de s’imposer alors même que la société civile demandait d’autres modèles de cohabitation avec cette nouvelle technologie.
Avec une série de retours en arrière, M. Norton nous amène à reconsidérer la manière dont nous en sommes arrivés à élever la technologie au rang de solution ultime et à dessiner nos villes à l’image de terrains de stationnement.
Fabrication d’un idéal
L’industrie automobile est parvenue à nous convaincre que la ville motorisée était celle que nous avions toujours voulue.
L’une des premières étapes de cette fabrication a eu lieu en 1932, avec la parution du livre « The new necessity ». Premier récit de l’arrivée de l’automobile aux États-Unis, ce livre a rencontré un important succès populaire. Les coauteurs Charles Kettering et Allen Orth, hauts dirigeants chez General Motors (GM), y soulignaient à grands traits les soi-disant gains associés à l’usage de la voiture : vitesse, confort et sécurité.
Cependant, on y passait sous silence les très nombreux décès – surtout d’enfants – causés par la voiture dans l’espace public. En réaction à cet hécatombe, les citoyens demandèrent à ce qu’on encadre l’usage de la voiture, au minimum en limitant sa vitesse. Y voyant une menace à son essor, l’industrie réplique alors en se tournant vers le futur.
En présentant l’attraction « Futurama » à l’exposition universelle de New York en 1939, GM reprend sa campagne de séduction avec sa vision de la ville du futur, celle de 1960. Une spectaculaire maquette animée présente un paysage américain parsemé d’autoroutes automatisées menant à de vastes banlieues. Cette esquisse du futur laisse entrevoir des réseaux de transport fluides, où les voitures sont constamment en mouvement et les problèmes de stationnement, inexistants.
GM diffusera cette vision dans tout le pays avec sa parade du progrès (Parade of the Progress) jusque dans les années 50. Une maquette animée accompagnée d’une bande narrative qui répète chaque fois la même histoire : une petite ville isolée a le potentiel de se transformer en métropole effervescente, si on y fait place à la voiture. Cette histoire a soulevé l’enthousiasme de millions d’Américains et a constitué un tremplin important pour l’automobile.
Un autre élément notable de cette fabrication eu lieu en 1961, lors de la diffusion d’un épisode du « DuPont Show of the Week ». Cette émission de télévision populaire est commanditée par la compagnie DuPont qui détient à cette époque 23 % des actions de GM. En retraçant l’histoire de l’automobile, l’épisode « Merrily We Roll Along » livre en sous-texte un message puissant : l’Amérique vit une histoire d’amour avec l’automobile. Une idée profondément ancrée dans l’imaginaire collectif depuis. Astucieux comme angle de communication, commente M. Norton, puisque l’amour ne peut être critiqué rationnellement.
L’origine de la stratégie : l’insatisfaction
Toute cette propagande ne fut que la réponse logique de la stratégie énoncée par Charles Kettering, alors directeur de la recherche pour GM. Il signait en 1929 un article dans le magazine Nation’s Business intitulé « Keep the consumer dissatisfied ». Selon lui, la clé du succès économique était de créer une insatisfaction perpétuelle chez l’automobiliste. De cette façon, le consommateur serait toujours en quête des derniers produits sur le marché : de la Chevrolet, à la Cadillac, en passant par une Pontiac, une Oldsmobile et une Buick. Une création organisée de besoins faisant rouler l’économie et qui, au passage, faisait sortir le portefeuille des citoyens. Or, c’est cette même sensation d’insatisfaction que l’on exacerbe encore aujourd’hui en rapportant chaque année l’insuffisance ou le piètre état des infrastructures routières.
Le coût de la dépendance
Si la campagne de relations publiques décrite ci-haut s’est avérée payante pour les constructeurs automobiles, la société en a toutefois payé un prix fort. Car la liberté promise s’est plutôt transformée en dépendance. Une dépendance toxique à bien des égards.
L’aménagement du territoire et de ses voies de circulation étant maintenant élaboré autour de l’automobile, les modes de transport alternatifs sont rapidement devenus incompatibles avec le milieu de vie urbain. L’automobile confine le piéton au trottoir et fait entrave au tramway.
Puis, le mythe des déplacements sans entraves a continué de s’effriter avec les problèmes de congestion routière. De plus en plus dense, le trafic s’est accompagné d’impacts multiples : stress, retards, surplus de carburant consommé, etc.
Et avec tout le carburant brûlé par les moteurs du parc automobile, une quantité toujours plus importante de polluants est rejetée dans l’air, avec les conséquences que l’on connaît sur la santé et l’environnement. Car – faut-il le rappeler – l’usage de combustibles fossiles est directement lié au réchauffement climatique.
Or, aux yeux de l’industrie, ces problèmes sont autant d’opportunités d’affaires. En effet, confrontée à ces préjudices, elle répond encore et toujours par la technologie. Par le biais des véhicules électriques et, plus récemment, par les véhicules autonomes.
Ce qui inquiète M. Norton, c’est que les influenceurs de l’industrie maîtrisent la recette pour nous vendre ces technologies et reproduiront ce schéma sans gêne. À moins que nous nous « réappropriions l’histoire oubliée, pour mieux esquisser notre avenir »…
Un futur éclairé
Nous l’aurons compris, l’essentiel de la critique de M. Norton vis-à-vis la technologie réside dans son implantation intrusive. Cette façon dont, trop souvent, elle trace sa route sur la base d’une acceptabilité sociale dopée par des campagnes de propagande.
Or, en nous aidant à nous réapproprier l’histoire, M. Norton nous rappelle qu’il faut questionner la technologie, plutôt que de l’accueillir comme une réponse en soi. Ce regard critique nous permettra de reconnaître que nous avons un éventail de choix : high-tech, low-tech et no-tech. À nous de choisir ce que nous voulons vraiment. À nous également de tirer le meilleur parti de ce que la technologie peut nous offrir, dans la poursuite de nos objectifs pour l’humanité.
- CONJONCTURE SOCIALE ET POLITIQUE DU TRANSPORT
Anthony Perl, professeur d’études urbaines et de sciences politiques à l’Université Simon Fraser, s’est fait porteur d’un message d’espoir quant à la réussite d’une transition vers une mobilité post-carbone dans les trois plus grandes villes canadiennes. Si l’on se fie à ses propos, Montréal, Vancouver et Toronto sont les villes-phares qui propulseront cette transition à moyen terme.
Pour s’ouvrir sur le monde et devenir les pôles de développement économique moderne que nous connaissons aujourd’hui, les villes ont organisé leur aménagement autour des besoins du commerce et du transport.
Des enseignements sont d’ailleurs à retenir de la manière dont s’est articulée cette urbanisation du territoire. Au chapitre de la conception des systèmes de transport, les solutions retenues par Montréal, Vancouver et Toronto pour obtenir à la fois financement et acceptabilité sociale s’appliquent encore aujourd’hui.
Événements mondiaux
Pour Montréal et Vancouver, les méga-événements mondiaux ont été des catalyseurs importants du développement des infrastructures de transport.
Deux expositions internationales ont particulièrement stimulé les investissements en la matière. En 1967 pour Montréal et en 1986 pour Vancouver, ces rencontres d’envergure ont lancé la réalisation d’une série de grands projets. Puis, les Jeux olympiques (1976 à Montréal et 2010 à Vancouver) ont permis d’améliorer ces infrastructures.
« Une fois qu’ils ont pris conscience que le regard du monde entier se tournera vers eux, même les politiciens les plus avares comprennent soudain l’importance de financer la construction de métros et de voies express, car c’est un héritage qui perdurera longtemps après la fin de la fête. », soulignait M. Perl.
Montréal est un exemple de succès puisque c’est la ville qui détient la plus importante part de mobilité urbaine effectuée dans son réseau de métro. Avec 1,7 M d’usagers, pour une population de 4,1 M d’habitants.
Là où Vancouver se distingue toutefois, c’est dans la construction des voies express à l’intérieur des villes. En 1986, le vent avait tourné et la population s’opposait désormais farouchement aux tracés d’autoroutes qui prendraient racine dans le tissu urbain. Les investissements ont donc plutôt servi au déploiement des structures de transports en commun et les autoroutes ont été construites dans les banlieues.
Cette conjoncture a donné lieu au phénomène « vancouverism », une expression utilisée en référence à la densité urbaine qui caractérise la ville et à son environnement propice à la marche. L’auto étant devenue optionnelle, la qualité de vie s’en est trouvée rehaussée. Ce modèle de ville durable n’aurait bien sûr pas pu émerger si une autoroute avait traversé Vancouver en plein cœur.
Toronto, à l’inverse de Montréal et Vancouver, s’est tournée vers une stratégie différente. L’ouverture de la ligne de métro de la rue Yonge, en 1954, a marqué un tournant pour l’essor du transport collectif au Canada. C’est que, l’agence municipale responsable de la gestion du projet – aujourd’hui devenue la Toronto Transit Commission (TTC) – a financé le métro grâce à un surplus budgétaire accumulé pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Le recours à une nouvelle taxe ou allocation budgétaire du gouvernement n’a donc pas été nécessaire dans le processus de construction, ce qui constituait une première.
Parce qu’elle traversait des quartiers florissants, la voie express de Toronto a fait l’objet de vives critiques. Craignant les protestations, le gouvernement provincial a par la suite cessé d’injecter de l’argent dans d’autres projets d’autoroutes urbaines à Toronto. C’est ce qui a mené à l’annulation, en 1971, du tristement célèbre projet Spadina Expressway.
Toronto a donc acquis un modèle qui lui est propre pour le développement de ses infrastructures. Jusque dans les années 1960, la ville utilisait les revenus excédentaires accumulés issus des services de transports en commun ou concluait des ententes avec différents ordres de gouvernement pour boucler le financement.
« Quelle que soit la stratégie utilisée, la pensée magique qui a permis les investissements dans le transport urbain au Canada est ce que nous appelons une équivoque politique, soit la prise en charge politique du développement des infrastructures qui façonnent les villes et les banlieues de manière conflictuelle », précisait M. Perl.
À ce sujet, l’expression « Vienne entourée par Phoenix » appuyait son propos. Cette expression, qui fait aujourd’hui école, avait été utilisée par le responsable de la planification de la TTC pour décrire les conséquences de la construction parallèle d’un réseau de transports en commun rapides et de voies express.
Maintenant, pour surmonter les mesures d’austérité, il reste à voir comment cette équivoque pourrait guider nos villes au cours de la prochaine ronde d’investissement en infrastructures, nécessaire pour accroître leur résilience.
De l’avis de M. Perl, il n’existe pas de solution unique. Pour créer un vent favorable à des déplacements plus propres, il faudra miser sur un éventail de politiques interreliées.
L’idée : investir dès maintenant, en couplant mesures incitatives et mesures dissuasives. Par exemple, si précédée par la mise en service des nouvelles options de mobilité, l’introduction de péages sur les routes ou sur les ponts d’un secteur ciblé pourrait entraîner un changement de comportement chez les automobilites. En effet, avec des alternatives à leur disposition, ces derniers ne se trouveront pas prisonniers du péage. Ils pourront ainsi concevoir plus aisément les bénéfices d’une transition de mode de transport.
Bref, la clé réside dans le déploiement d’actions complémentaires, qui émergeront selon le bon vouloir de la classe politique.
- Lire le texte d’Anthony Perl paru dans La Presse+
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